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Taras VoznyakProposition d’une biographie du Maitre Pinzel ( ? – 1761)Les œuvres du sculpteur baroque, connu sous le
nom de Maître Pinzel, sont célèbres et abondantes.
Seulement nous ne connaissons que trop peu de choses sur sa vie. Il est
probable qu’en analysant la période historique à laquelle il
vivait, nous puissions donner une image plus représentative de sa
personnalité, dissimulée derrière son art. Le Maître Pinzel place tous les chercheurs qui
travaillent sur son œuvre et sa biographie dans une situation
délicate. Parfois, il apparaît comme une pure mystification. Cependant,
en face de nous il y a un
héritage énorme et c’est là le problème – et
notamment pour les chercheurs occidentaux. Car, en effet, comment est-ce
possible qu’un Maître d’une telle envergure, d’un niveau européen
si indéniable, fût jusqu’à
récemment totalement inconnu ? Est-ce parce que d’après ce
que nous savons, le Maître a laissé les vestiges de son œuvre
seulement dans des lieux
éloignés des centres européens ? Un Maître, qui,
dès ses premiers travaux plaça la barre très haut. Une
question se pose : où se trouvent donc son travail d’apprenti et
ses premiers travaux ? Où a-t-il acquis ses connaissances pour
atteindre un tel niveau de maîtrise ? Aujourd’hui, malgré le
fait que la quasi-totalité de ses œuvres intactes aient
été réunies dans les musées, nous pouvons parler seulement
d’une partie de son œuvre, qui est évidemment bien plus vaste. Il
est possible que nous voyions uniquement le sommet de son œuvre. Il
faudrait disposer de ses autres œuvres pour pouvoir comparer. Mais
où sont-elles ? Nous ne connaissons presque
rien de lui. Pourquoi ? Peut-être que sa personnalité
était trop controversée? Pourtant il devait bien y avoir des raisons qui ont poussé Pinzel
– dont le talent était surdimensionné par rapport à celui
de ses contemporains – à cacher son véritable nom ainsi que la
première partie de sa vie et de son œuvre.
Dans l’histoire de la culture,
le contraire se produit souvent. En effet nous connaissons le nom et la biographie
d’un artiste ou d’un autre, dont la plupart des œuvres, si ce n’est la
totalité ont été perdues. Et petit à petit, à
partir de ces informations, nous reconstituons ses réalisations
artistiques. En revanche, dans ce cas là, le schéma est inversé.
Malgré toutes les destructions, essentiellement survenues dans les
années 50 du XXe siècle et durant l’époque des « Barbares »
modernes de la renaissance religieuse qui eut lieu dans les années 90 du
XXe siècle, nous avons tout de même réussi à épargner
une partie importante des œuvres artistiques de Pinzel. Pourtant, nous sommes
confrontés à un mystère. Un mystère (ou
plutôt une injustice) du XVIIIe qui n’est pas si éloigné de
notre époque. Après être resté plus de 300 ans dans l’oubli, Pinzel
fut redécouvert en Ukraine, comme ce fut le cas pour le
célèbre Antonio Vivaldi (1675-1741) qui fut oublié pendant
de nombreuses années. Dans l’histoire, non pas de l’art ukrainien, mais
de l’art universel, ce mystère prit le nom de Johann Georg Pinzel ou
peut-être de Johann Georg Pilze, ou de Jan Georg Peltser, ou alors encore
un nom tout à fait exotique au
premier abord, Georgie Giovanni Pozzi.
Il aurait pu venir de Bohème, de Silésie, de Bavière ou d’Italie.
Ou alors, il aurait pu, étant ruthène ou polonais, voyager
à travers ces pays à la recherche d’une maîtrise artistique
et d’un savoir-faire. Toutes ces suppositions sont possibles. Dans une analyse
plus détaillée de son œuvre et du climat
général qui régnait en Europe à cette époque
là, ce n’est déjà plus tout aussi exotique. Il est
possible que de nouvelles recherches dans les archives nous
éclaircissent sur le sujet. Mais il est peu probable qu’on modifie ce
que l’on connaît déjà sur l’évolution spirituelle du
maître Pinzel. Dans la mesure où les
preuves documentaires se font extrêmement rares, nous avons deux
possibilités : il faut tenter de
créer une biographie virtuelle plausible de Pinzel, mais aussi de
recréer l’environnement culturel dans lequel il a vécu. Par
ailleurs, il ne nous apparaît pas important de se limiter au plan
géographique ni au plan temporel. En effet les gens voyageaient et les
idées se répandaient à travers toute l’Europe. L’œuvre
de Pinzel aurait pu être influencée – et fut influencée –
par les idées et les tendances artistiques de cette époque, qui
existaient déjà depuis longtemps, et par celles qui venaient tout
juste d’émerger. En provinces, il aurait pu se permettre d’être
à la fois démodé et innovant. Il aurait été
intéressant de le voir dans le contexte
plus large de l’Europe actuelle. Puisque qu’il s’agit d’une tentative
de reconstitution de sa biographie, ou de ses biographies, alors il faut
admettre qu’elles ne peuvent être que spéculatives. En effet, nous
nous appuyons sur des points sporadiques, peu nombreux dans sa biographie. Cependant,
est-ce que le degré de spéculation est vraiment important lorsqu’il
est question de reconstituer un arbre ramifié de biographies
plausibles ? Car chaque histoire est en grande partie subjective et
spéculative, surtout lorsqu’il s’agit du destin d’un personnage hors du
commun. Conformément aux principes de l’historiographie qui sont sans
cesse renouvelés, elle est
réécrite par chaque nouvelle génération
d’historiens et de critiques d’art. De combien
de biographies de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) disposons-nous ? Et de
combien de spéculations au sujet d’Antonio Salieri (1750-1825) ? Et
je suis certain qu’il y en aura des nouvelles. C’est pourquoi c’est avec la
conscience tranquille que nous pouvons proposer
aux lecteurs curieux quelques suggestions concernant la biographie
vraisemblable du Maître de Buchach et d’Horodenka. Procédons ne serait-ce qu’à
une brève revue de ce climat spirituel et politique qui régnait
en Europe et dans notre pays, et qui a
incontestablement influé sur l’émergence du Maître en
Galicie dans le courant des
années 1740. Bien que Lviv se situait à la
périphérie des mondes catholiques et orthodoxes – cela dépend de quel côté
on se place – c’était une ville
libre et ouverte. A travers la ville, de Frankfort à Istanbul, mais également en sens inverse, circulaient des flux de marchandises, de personnes et
d’idées. Des personnes très diverses – des prédicateurs
religieux, des voleurs, des fugitifs,
des criminels, des maîtres, des hérétiques. Malgré le fait que la première ville
ruthénienne fut fondée par le roi Danylo, en
réalité elle fut construite en tant que ville indépendante
et diversifiée par ces éternels voyageurs eux-mêmes. C’est
ainsi que fut élevé le deuxième Lemberg gothique allemand.
Mais quels flux circulaient dans
la ville libre de Lviv, Leopolis, Lemberg ? Avant tout, il faut rappeler
que c’est l’importante migration allemande qui façonna le
caractère médiéval de Lviv. De nombreux maîtres de
Saxe, de Bohème, de Bavière et même de Souabe voyageaient
de ville en ville dans l’Est de l’Europe, à la recherche d’un destin meilleur.
D’ailleurs ce sont ces Schulzes et ces Wolfs, qui devinrent plus tard les
patriciens de la ville du Lion, mais aussi de Cracovie et de Prague. Cette vague
devint encore plus intense durant la
Réforme, les guerres de religion et de persécution en Europe
Centrale. Des flux de Souabes et de Saxons partirent s’installer dans les
provinces européennes, fuyant les persécutions catholiques, et
espérant établir là-bas, dans ces provinces peu
peuplées et sauvages de l’Europe, leurs colonies protestantes. Des
villes entières et des territoires devinrent
entièrement allemands et calvinistes ou alors luthériens, comme
ce fut le cas de Beregsas – l’actuel Berehove en Transcarpatie. C’était un
exode, une évasion, mais aussi une expansion – la première de
toutes les intellectuelles –, une exportation d’idées intellectuelles –
exodus intelectualis. Le Nord de l’Ukraine,
la Volhynie étaient presque entièrement envahis par les protestants
sociniens. A une certaine époque, même le chancelier de la Couronne
de Pologne, – ancien étudiant des universités de Paris et de
Padoue – Jan Zamojski (1541-1605), fut
attiré par le protestantisme. Quant au prince Janosz Radziwił (?-1620),
il dirigeait les calvinistes de la République des Deux Nations (Rzecz Pospolita). D’une part, la vague de migration allemande amena
avec elle les idées des gnostiques, des rosicruciens, des protestants
rationnels de Martin Luther (1483-1546) et de Jean Calvin (1509-1564), et d’autre part celles d’un
cordonnier de Görlitz, le mystique Jakob
Böhme (1575-1624). Dans les générations suivantes, ce sont les
francs-maçons autrichiens et le contemporain de Pinzel, le mystique
suédois Emanuel Swedenborg (1688-1772) qui perpétuèrent
cette tradition germanique. Le Nord exportait toujours ses idées vers
l’Ukraine. Cette forte pression intellectuelle engendra
lors de la Réforme des réactions chez les catholiques et les
orthodoxes, mais aussi des polémiques entre eux qui prirent fin avec la
guerre d’Oliver Cromwell en Angleterre (1536), le massacre de
Saint-Barthélemy en France (1572), et avec les guerres cosaques de
Bogdan Khmelnitsky en Ukraine (1654-1667). Néanmoins, ces
réactions
permirent de faire avancer toutes les idées humanistes
profondes qui avaient émergé après
la Réforme. Ce sont soi-disant les orthodoxes qui amenèrent
ces idées dans notre pays, mais en réalité ce serait le
philosophe post-réformiste Ivan Vyshensky, et son éternel rival
catholique, le talentueux jésuite Piort Skarga (1536-1612). Il faut noter
qu’ils étaient tous les deux des Ukrainiens originaires de la Galicie. La Contre-réforme catholique joua un
rôle particulier pour la Maison autrichienne de Habsbourg. La
spécifique « piété autrichienne » – pietas austriaca –devint une composante culturelle
majeure, qui n’unit pas seulement les terres qui à ce moment là
étaient sous le contrôle de la Royauté autrichienne, mais
un espace culturel bien plus large – la Bohème, la Hongrie, la
Slovaquie, la Silésie, et un partie de la Galicie. La culture baroque devint
ce lierre, qui « non seulement recouvrait le piteux bâtiment habsbourgeois, mais qui
l’aidait aussi à maintenir son ensemble ». Ainsi une certaine unité civilisatrice se
forma, une unité des points de vue et des valeurs. Parfois elle prit des
formes insolites – notamment sous le règne de l’empereur d’Autriche, avec
l’excentrique et le solitaire Praguois Rudolf II Habsbourg (1576-1612).
Il réunit à Prague, non seulement les personnages les plus
sophistiqués du milieu culturel et scientifique de cette époque
tels Friedrich Johannes Kepler
(1571-1630), Tycho Brahe (1546-1601), Giordano Bruno (1548-1600), le
surréaliste Giuseppe Arcimboldo (1537-1593), mais aussi de brillants
charlatans et alchimistes comme le Gallois John Dee (1527-1608), le transylvanien
Janoš Banfi-Hunjadi, (1576-1641).
Ils connurent tous la
cour de Rudolphe II, mais ils ressentirent
également le souffle de l’Inquisition. Chacun d’eux vivaient dans un
monde, plongés dans le transcendantal, où l’exaltation était
bien plus qu’appropriée. Cette atmosphère en dit beaucoup sur
l’œuvre de Pinzel, mais également sur
« l’opacité » de sa biographie. Cependant il n’y avait pas uniquement des
vents qui soufflaient du Nord jusqu’à Lviv, il y avait aussi les vents du Sud : Lviv
était à la périphérie du monde catholique pour
lequel le centre absolu était et demeure Rome. La forme fut exportée du Sud jusqu’à nous. En 1584, après que la ville gothique allemande Lemberg
eut brûlé, on commença à reconstruire le
troisième Lemberg de la Renaissance. Pour rebâtir la ville, de
nombreux maîtres, architectes, maçons et artistes furent invités
du Nord de l’Italie, de Venise et de la région du Lac de Come (Lago di
Como). Parmi eux, il y avait le Romain Paolo Dominici
Romanus ( ?- 1618), le Vénitien Andrea del Aqua, l’architecte Paolo de Dukato Clemenci, et aussi le
partenaire constant de Pinzel, Bernard Meretyn (ou Merderer ou Meretin, ?
– 1759), qui était soit un Italien soit un Allemand, originaire de la
zone frontalière italo-suisse autrichienne. Ces derniers furent rejoints par des humanistes et des libres-penseurs, qui fuyaient la
colère du Pape. Parmi eux se trouvait Filippo Buanaccorsi – que l’on appelait
Kallimach – (1437-1496), un libre-penseur qui fut accueilli par
l’archevêque Grzegorz de Sanok (Grzegorz z Sanoka 1407-1477) à
Dunajow, près de Lviv. Après eux, il y eut d’autres afflux de
personnes, mais cette fois-ci ce furent des escrocs et des
désoeuvrés qui arrivèrent à Lviv. Il y avait le
célèbre et noble Florentin Roberto Bandinelli, dont le palais fut
l’un des premiers à avoir été récemment rénové
dans notre région, sur la place centrale de Lviv. Ou alors encore les
lovelaces et les aventuriers, tels le récent Lvivien « Paris »
et le scandaleux Urbano Rippo Ubaldini (1580). Cette « tradition »
d’échapper à la colère du Pape n’avait rien de nouveau
pour les habitants de Rome, ni pour ceux de Venise et de Milan. Si les
déviants, les libres-penseurs, les hérétiques, et les criminels
ne pouvaient pas bénéficier de la protection du Pape, comme par
exemple Michel Angelo (Michelangelo di Lodovico Buonarroti Simoni (1475-1564)
ou Léonard de Vinci (Leonardo da Vinci 1452- 1519), tous deux homosexuels,
ils étaient alors contraints de fuir, comme ce fut le cas pour le
libre-penseur et conspirateur Philip Buonakorsi, ou pour Michelangelo Merisi da Caravaggio (1573-1610) un homosexuel et un meurtrier, et aussi plus
tard pour le libertin et espion Giacomo Giovanni Casanova, (1725-1798). Si on importa les idées du Nord, la
forme quant à elle, qui touchait l’esthétique, la mode et le
style, fut importée du Sud. Les émigrants qui venaient du Nord apportaient avec
eux la justesse et la solidité, alors
que ceux qui arrivaient du sud amenaient avec eux la simplicité et
l’élégance qui confinaient frivolité et courtoisie. Alors
que le nord transmettait la « deviatia intelectualis », le sud lui
transmettait la « deviatia sexualis ». C’était encore
l’époque de la Grande Prostitution de Venise, l’époque où
la France dominait dans ce domaine. Par ailleurs, si l’on peut parler d’une
grosse immigration venant du Nord, on ne peut en dire autant de l’immigration
venant du Sud, qui se constituait de quelques personnes qui fuyaient la
persécution et les scandales – exodus personalis. Il faut admettre que,
parfois, les gens cherchaient à Lviv juste un autre destin et un moyen
de gagner de l’argent, comme ce fut bien plus tard le cas de Franz Xaver Wolfgang Mozart (1791-1844). Il ne faut point négliger ces fugitifs qui apportèrent avec eux un bagage
culturel considérable. En effet, Kallimach diffusa les idées humanistes de la
Renaissance, tandis que Casanova et Mozart répandirent les idées
des Lumières, les idées des libertins, et de la
franc-maçonnerie. Durant la vie
de Pinzel, un Français huguenot qui avait un nom étrangement
écossais « Longchamps » et un franc-maçon du niveau
élevé de « Chevalier d’Orient », fondèrent
à Lviv en 1747, une loge de la franc-maçonnerie : « les
trois Déesses ». Plus tard, après
la mort de Pinzel, une autre fut établie, la loge des « Trois
Aigles Blancs », dans laquelle travaillaient les émigrants venus
d’Italie, de France, de Suisse et d’Allemagne. En supposant que Pinzel
était un émigrant de ces pays, alors il ne put pas ne pas croiser
un jour les membres de cette loge, dans une ville qui à cette
époque n’était pas aussi grande qu’aujourd’hui. Et par
conséquent, il semble évident que ces rencontres aient eu une certaine influence sur Pinzel –
qu’il en aie eut conscience ou pas. A vrai dire, avant que la Galicie soit annexée à l’Empire autrichien, la
Franc-maçonnerie n’était pas tolérée par l’église
catholique. Cependant, sous Joseph II (Joseph Benedikt Anton Michael Adam von
Habsburg, 1741-1790), empereur autrichien voltairien, elle se trouvait dans un
contexte très favorable, ce qui ne pouvait pas ne pas influencer les libres-penseurs locaux. En outre, la liste de ces libres-penseurs, et parfois, de ces
excentriques et hérétiques englobe des couches sociales
très diverses – du miséricordieux archevêque Grzegorz de Sanok, en passant par
l’hérétique chancelier de la Couronne de Pologne Jan Zamojski, au
mystique Ball Shem Tov (Israël Elizera) Besht (בוט םש לעב לארשי 1700-1760), le fondateur du judaïsme
hassidique. Notons qu’il y avait une ressemblance frappante entre le parcours
de vie de Pinzel et celui de Besth. Et pourtant, même s’ils
étaient originaires de la même région – la Podilie –, il
est peu probable qu’ils se soient rencontrés. Il est possible qu’ils
aient d’autres points en commun. Ainsi, après la triomphante Contre-réforme,
les recherches spirituelles n’eurent pas de fin sur nos territoires; elles continuèrent
tranquillement. D’ailleurs, les tensions générées par ces recherches
ne diminuèrent pas, et même pendant l’époque des « courtisans »
au XVIIIe siècle. Nous pouvons terminer cette
liste en y ajoutant les contemporains de Pinzel, à savoir les magnats originaux,
les magnats affairistes, et les francs-maçons. Il y avait par exemple l’écrivain
Waclaw Rzewuski (1784-1831), originaire de Pidhirsti, qui était un amateur de la
cosaquerie et qui errait en Podilie sous couvert de l’Ottoman Revukha, et aussi le patron du Maître Pinzel Mikołaj Bazyli Potocki (1712-1782)
propriétaire du château de Buchach. Enfin, il y avait les magnats, qui chérissaient
le sarmatisme avec tous ses excès
et son ironie. Cela étant, les excès et l’ironie jouèrent
curieusement un rôle important dans notre compréhension de la
production artistique de Johann Georg Pinzel.
En Ukraine, un brillant exemple du style de vie sarmate fut incarné par
un véritable chef, poète et mécène, l’Hetman Ivan Mazepa (Jan Kolodynski, 1644-1709). Cependant, les étrangers n’étaient pas les seuls à partir
à la quête de la connaissance et d’une vie meilleure, il y avait
également des personnes originaires de la Galicie. Il y avait par
exemple Yuriy Kotermak de Drohobytch (1450-1494) qui non seulement acquit un
haut niveau d’éducation, mais qui devint également le recteur de
l’université de Bologne. Et puis il y en avait d’autres qui partaient
à l’aventure, tel George
Franz Kolschitzky (1640-1694), né dans le village Kulchytsi-Shliakhetski,
non loin de Sambir (région de Lviv), et qui se rendit à Zaporijia, puis à Istambul pour enfin
arriver à Vienne, où il participa à la défense de
la ville contre l’invasion turque. En bref, les flux de personnes et
d’idées circulaient dans les deux sens. Par conséquent, l’apparition d’un nouveau fugitif à Lviv ou Buchach n’était pas
un phénomène inhabituel. En revanche il s’inscrivait dans les
traditions de cette ville libre, dans laquelle il était possible de se
cacher du monde extérieur, et en même temps d’y trouver un
« morceau de pain » mais aussi de se réaliser en temps
qu’artiste. Lviv se trouvait au carrefour de deux flux migratoires provenant
du Nord (Allemagne) et du Sud (Italie). Et aussi étonnant que cela
puisse paraître, il est probable
que le Maître Pinzel ait été mêlé à ces
deux flux. Toute une liste de preuves documentaires
le lient, lui et son partenaire le Maître Bernard Meretyn au cercle culturel
du sud de l’Allemagne – de la
Silésie, la Saxe, la Bohême, l’Autriche et la Suisse. Finalement,
le nom même de Pinzel nous éclaire là-dessus. Mais le
caractère de son œuvre témoigne d’une certaine empreinte
italienne et notamment avec l’hypertrophie, qui avec les mois s’est
transformée en ironie. Curieusement, on a l’impression que Pinzel a
été en Italie, qu’il a vu le travail des grands maître
vénitiens, et notamment ceux du cercle
Baroque Rococo – Francesco Guardi (1712-1793), et
Alessandro Magnasco (1667-1749) – et qu’il a été en relation avec
ce cercle d’influence. Beaucoup de choses deviennent alors évidentes lorsque l’on examine le
style libre et indiscipliné des peintures de Guardi et le mépris qu’avait Magnasco pour
l’anatomie. Est-ce que Pinzel a vraiment
été à Venise, ou alors a-t-il vu quelques œuvres de
ces artistes chez des collectionneurs privés en Bohême, en
Silésie ou alors en Pologne ? S’il les a vues, alors où
était-ce et quand ? Certaines caractéristiques de son œuvre nous laisse penser que
Pinzel a vu le travail de Michel Ange, ainsi que l’hypertrophie et le grotesque
du titanisme de la Renaissance italienne. En effet, sur les visages de ses
anges, il recréait l’ambiguïté
à la fois morale et sexuelle, que l’on retrouvait également dans
le sourire du jeune athlète « David »
de Donatello (Donate di Niccolo di Betto Bardi,
1386-1466) et du jeune homme « David » de Michel-Ange. En plus, c’est
comme s’il était capable de se plonger dans le carnaval traditionnel de
la Commedia dell’arte, de ses contemporains, Carlo Goldoni (1707-1793) et
Carlo Gozzi (1720-1806), avec son hypertrophie, qui dans son apogée, s’était
transformée en un carnaval ironique. A l’évidence, on ne pouvait pas
se passer de la comédie des masques, certes, carnavalesque vénitienne,
mais néanmoins terrifiante. Il suffit de regarder
le visage des anges, qui d’une part laissent apparaître un sourire béat
et de l’autre un sourire grotesque. Est-il possible que les anges aient des
dents ! Et en plus le matériel utilisé pour réaliser
ces œuvres est le bois ! N’est-ce pas grotesque pour une personne qui
a vu les sculptures de Michel-Ange en réalité? Ou alors,
peut-être, est-ce de l’ironie – la concession faite aux Barbares sarmates ?
Si on pense aussi à Mikolaj Potocki, qui a réussi à rentrer à Varsovie – comme l’affirmaient
les mauvaises langues – dans un carrosse conduit par des ours, et qui
était vêtu de fourrures avec des
boutons en diamants. N’est-ce pas une parfaite mésalliance : la fourrure
et les diamants ! Qu’elle est virtuose la
concession de Pinzel ! Et en même temps, une envergure absolument
proche de Michel-Ange – une sculpture en
bois, et non pas en marbre, de trois mètres de hauteur ! Ou peut-être que Pinzel est en
réalité un Ruthène, pour qui le bois est le
matériel le plus familier et compréhensible possible qu’il soit. Comme toutes les œuvres
majeures de la sculpture occidentale, la sculpture de Pinzel est apollinienne. Pour ce
dernier tout comme pour Michel-Ange « le corps de l’homme – que Michel-Ange considère comme un paysage
– est une large scène mise
à disposition des émotions et des actions humaines ». Il n’y
a rien de Chtonien, seulement un aspect radieux, solaire et apollinien initié par « la statue en diorite du pharaon
Khéphren de Gizeh ». Bien que la
sculpture de Pinzel ait été réalisée pour faire
partie de l’iconostase – qui est censée s’intégrer dans l’ensemble
architectural d’une église –, on
voit que les torches dorées des sculptures de Pinzel illustrent
parfaitement bien la libération de la sculpture vis-à-vis de la
soumission aux exigences de l’architecture. Chez
Pinzel la sculpture n’est pas en adéquation avec la forme
architecturale. Il devait sûrement le savoir, comme il devait aussi être
conscient du fait que la culture occidentale était fondamentalement
rationaliste et en particulier pendant l’apogée de la Renaissance. Michel-Ange a atteint le sommet de son apogée dans
son œuvre « Moïse » (1512-1515),
après avoir sculpté la version grecque d’une histoire biblique
dans laquelle Moïse est décrit comme un philosophe et despote grec,
Pinzel
ajoute un élément hébreu à la forme
occidentale avec son « Abraham qui
offre son fils Isaac en sacrifice» (1759) où le père
d’Abraham a un visage hébreu rayonnant. On a l’impression que le travail
de recherche de Pinzel se
complétait avec celui de Michel-Ange. En effet, le « Moïse »
de Michel-Ange est un véritable Hellène (Grec), alors que le l’ « Abraham » de Pinzel est un
Hébreu, qui n’est en aucun cas un philosophe grec, mais le père
des nations. Peut-on alors dire que ceci est le dialogue de deux
génies ? Est-ce une réponse de Pinzel au puissant travail
artistique de Michel-Ange ? Ou est-ce un dialogue qui a eu lieu pendant
deux siècles ? Alors, encore une fois on peut se demander si Pinzel
a été en Italie et s’il a vu
le « Moïse » de
Michel-Ange. On ne peut pas affirmer que Pinzel eût conscience de ce
dialogue, mais de notre point de vue il semble que ce dialogue ait bien eu lieu
entre les deux artistes. Cependant, même quand on regarde les
œuvres de Pinzel pour la première fois, on comprend qu’il a vu et résonné
non seulement sur la thèse artistique de Michel-Ange, mais aussi sur ses
antithèses, qui étaient influencées par la période « Haut
Baroque ». Finalement, il est lui-même l’une d’entre elles: une
antithèse turbulente et presque hystérique. Or, maintenant elle
semble être en parfaite harmonie avec
notre époque. José Ortega y Gasset (1883-1955) donna une excellente définition de ce qu’on
considère aujourd’hui comme
étant l’harmonie du Baroque, en la qualifiant de « royaume du chaos
et du mauvais goût ». Aujourd’hui on la considère comme «la volonté
du Baroque ». Certes, cela est incompréhensible et convulsif, mais
néanmoins en harmonie avec l’époque. N’est-ce pas le cas de certains
tableaux de Tintoret (Jacopo
Robusti, Tintoretto, 1518-1594), et
surtout de tout ce qui fut créé par El Greco (Δομήνικος
Θεοτοκόπουλος, 1541-1614) ? Les toiles du Grec, qui enfreignait
les règles, se dressent devant nous telles des falaises rocheuses de
lointains rivages. Il n’y a aucun autre artiste, qui ait rendu aussi difficile l’accès
à son monde intérieur. Il manque juste le pont-levis et les pentes douces. Diego Vélazquez met ses peintures
à nos pieds, et même sans ni penser, ni rien ressentir, nous nous retrouvons au milieu de ses toiles. Mais l’austère
Crétois lança des flèches de mépris depuis le sommet des
côtes rocheuses ; il s’assura qu’aucun navire ne débarque sur
ses terres pendant des siècles. Aujourd’hui, cette terre est devenue un
grand port de commerce, et cela n’est, à mon avis, pas un signe fortuit de
la nouvelle compréhension du Baroque. L’expression « flèches
de mépris » peut avoir un sens particulier pour nous, si l’on
remplace le mot « mépris » par « ironie ». Il ne
faut pas oublier que Pinzel vécut bien plus tard qu’ El Greco et dans un
pays bien plus libre en
terme de liberté de pensées et de création. En supposant
que Pinzel ait voyagé jusqu’en Galicie, alors il ne venait pas de
la péninsule ibérique, mais de la carnavalesque et ironique
Venise, de Prague ou de Vienne. Malgré la distance temporelle
et spatiale qui se trouvait entre José Ortega y Gasset et Pinzel, lorsque
ce premier écrivit à propos de la peinture d’El Greco, on a
l’impression que sa description était attribuée au travail
de Pinzel : « cette matière est considérée comme
la base du mouvement dynamique ». Chaque figure est prisonnière de
cette passion dynamique ; le corps est déformé, il oscille
et vibre tel un roseau sous les rafales de la tempête. Même la plus
petite partie de l’organisme est impliquée dans ce mouvement convulsif.
Il n’y a pas seulement les mains qui gesticulent, mais l’être tout
entier – le geste dans sa totalité. Tout se transforme en geste, en
dynamis (force en grec). Si l’on observe tout un groupe de personnes, et pas
seulement une seule, alors on est entraîné dans un tourbillon
vertigineux. Sa toile, c’est soit une spirale, soit une ellipse soit une lettre
« S ». Chercher la vraisemblance chez El Greco, c’est comme chercher
des poires dans un pommier – voilà une expression plus
qu’appropriée. Les formes des objets sont toujours statiques, mais El
Grec essaye de capter leur mouvement. El Greco est un disciple de Michel-Ange, le maître de l’art dynamique. Ses oeuvres
inspirent de l’horreur chez les gens ainsi que de l'anxiété semblable
à celle, qu’ils ressentaient comme « terribilita » (horreur en
italien) devant les œuvres de Buonarotti. Si l’on doit parler de l’oeuvre de Pinzel,
alors il est difficile de rajouter quelque chose à ce texte inspiré de José Ortega y Gasset. Peut-on dire que c’est un autre exemple de l’unité
culturelle du continent européen qui s’étend de la Galicie
ibérique (Galicia) à la Galicie ukrainienne (Galicja) ? En revanche les influences
mystiques du Nord ne sont pas moins présentes dans les sculptures de
Pinzel.
On a déjà mentionné l’hypertrophie, qui est
caractéristique de son travail et qui souvent se transforme en
exaltation, en grimace, en convulsion, voire en ironie.
Ce sont les caractéristiques d’un vrai croyant, d’une personne
exaltée, dont la foi frise avec l’hérésie et le
sacrilège. Comment cela a-t-il pu arriver dans
ce
siècle si peu sérieux qu’est le XVIIIe siècle, qui fut
riche en œuvres du genre « léger », « de choses
intéressantes », d’anecdotes, de facéties, de petites formes, qui répondaient
à l’une des principales faiblesses du rococo : l’attirance du
détail et de la miniature.
Peut-être que Pinzel n’était pas « à la
mode » du point de vue des Parisiens. Il ne rentrait
pas dans le cadre insouciant de cette époque. Est-ce qu’il participa
à quelques pratiques ésotériques ? Et pour
réussir, fréquenta-t-il quelques cercles
ésotériques de rosicruciens et des premiers francs-maçons,
qui étaient alors à la mode ? Ou peut-être avait-il
des problèmes psychologiques ? Ils n’entravèrent pas son œuvre,
mais à cette époque la société ne les tolérait
guère. Et cela explique peut-être pourquoi il se retrouva en
province. On dirait que Pinzel s’est retrouvé dans
une époque qui n’était pas la sienne, ou bien à la
césure de elle-ci. Aujourd’hui on sent
à peine cela, bien qu’il était dissonant pour son époque.
En se penchant sur l’hypertrophie et l’exaltation, c’est comme s’il cherchait
à s’élever au-dessus de la réalité, cependant en
regardant ces convulsions et ces spasmes, qui crispent les corps et les visages de ses sculptures, la
suspicion s’insinue. Mais est-ce plutôt de l’ironie qui se cache derrière
elle ? Une ironie théâtrale dans le style Gozo ou
Goldini ? C’est donc une personne sarcastique. Mais peut-être, que
derrière tout ça se cache un mysticisme, qui peut
déjà avoir à cette époque des formes ironiques ou
gnostiques de la franc-maçonnerie ? Ou
peut-être, que l’ironie sous la forme de l’hypertrophie de Pinzel, est une
tentative pour surmonter la maladie spirituelle, qui marqua tout le XVIIIe
siècle : la mélancolie comme incrédulité.
C’est un genre de sentiment, en partie effrayant et grotesque, qui m’envahit lorsque je lis l’illumination de
Jakob Böhme, ou d’un homme pratiquement contemporain de Pinzel :
Emanuel Swedenbourg. Plus tard ce dangereux équilibre existentiel a
été repris par Søren
Aabye Kierkegaard (1813-1855), et ensuite en Galicie par Bruno
Schulz (1892-1942). Est-il possible que ces deux hommes soient reliés par l’ironie
qui atteint le sommet de la sincérité absolue et en qui personne
ne croyait à l’époque cynique ? Toutefois, cette
caractéristique n’est absolument
pas italienne ; elle vient du
Nord avec son obscurité et son côté mystérieux. C’est le crépuscule dans lequel travaillent
les francs-maçons. Finalement, tout cela est profané par la pure
ironie de Casanova. Donc, nous avons une description précise
du paysage spirituel, dans lequel le Maître Pinzel fut formé. Bien
que nous n’ayons probablement ajouté aucun fait à sa biographie,
je pense que nous avons le droit de proposer nos versions d’une biographie
possible du Maître Pinzel. Dans la version « patriotique» nous avons
un Ruthène ou un Polonais Pinzel, qui comme Skovoroda, passa ses
années de jeunesse à voyager et étudier en Europe, qui visita
Rome et Venise, puis demeura à Vienne et Prague, et enfin, retourna
à Lviv. Il y a une étrange coïncidence : Skovoroda
reste lui aussi silencieux sur ses années d’études. Dans la version « germano-tchèque »
nous avons un Bohémien, un Bavarois ou un Suisse Pilze à la
recherche d’une éducation et qui voyagea, tout comme Bernard Meretyn
à travers l’Italie, qui pour des raisons inconnues s’arrêta Galicie
– ou s’enfuit jusque là-bas – et où il commença une
nouvelle vie. Dans la version « italienne » nous
avons un Vénitien ou Florentin que l’on surnomme Pozzi ou Pinzi, qui
encore une fois pour des raisons peu
claires, cependant suspectes, voyagea à travers Vienne, Munich ou Prague
puis s’installa à Lviv, où il trouva sa deuxième et
ironique vie artistique. Et de nouveau, cette étrange solidité
des liens entre le Maître Pinzel et le Maître Meretini peut servir
d’indicateur. Pour le moment, c’est tout ce que nous savons.
Peut-être que cela est insuffisant, ou peut-être que cela est assez
pour l’instant. Traduction Justine Donche |