Galia Ackerman - journaliste, traductrice littéraire
Sacrifier la Grèce pour sauver la Russie: un nouveau tournant dans la politique de
Vladimir Poutine
INTERNATIONAL - La
réélection d'Alexis Tsipras au poste de premier ministre de la
Grèce a réconforté l'UE et les créditeurs
internationaux de ce pays. Les jours dramatiques ayant
précédé le référendum du 5 juillet 2015,
soldé par la victoire haut la main du "non" (plus de 61% des
suffrages), lorsque le scénario du Grexit semblait plus que probable
malgré la position valeureuse de François Hollande, paraissent
bien lointains.
Cependant, on
n'a pas assez souligné que c'est à Vladimir Poutine que nous
devons cette issue heureuse. Rappelons quelques faits qui ont été
publiés tout de suite après le référendum dans la
presse allemande et russe, mais sont passés presque inaperçus en
France. Deux journaux allemands, Handelsblatt et Bild, ainsi que plusieurs
médias russes ont affirmé que la veille du
référendum, la Grèce se trouvait à un pas du
Grexit.
On sait
aujourd'hui que le scénario du Grexit avait été
élaboré, avec le concours actif de Yanis Varoufakis, ex-ministre
grec de l'Économie, au sein de l'Institut russe de recherches
stratégiques (le RISI) depuis mai 2014, bien avant l'arrivée de
Syriza au pouvoir. Cet Institut n'est pas n'importe quelle officine:
jusqu'à 2009, il a fait partie des Services de renseignement
extérieur de Russie, et depuis, il est chapeauté par
l'Administration présidentielle. Ce plan correspondait exactement
à l'objectif de Poutine depuis le Maïdan ukrainien de 2014:
briser l'Union européenne afin de revenir à des relations
bilatérales avec chaque pays européen, ces derniers se retrouvant
alors en position de faiblesse par rapport au géant russe. C'est pour cette
raison que la Russie n'a cessé de soutenir farouchement les mouvances et
les partis d'extrême droite et d'extrême gauche partout en Europe:
le slogan souverainiste d'une « Europe des nations » lui convenait
parfaitement.
Le Kremlin qui
poussait la Grèce au Grexit savait pertinemment qu'elle ne pourrait
réaliser la sortie de l'euro sans une aide extérieure. Pendant
les mois précédant le fatidique référendum du 5
juillet 2015, il y a eu une multitude de contacts et de promesses entre Alexis
Tsipras et Vladimir Poutine, qui s'engagea notamment à prêter
à Athènes les dix milliards de dollars nécessaires pour
faire marcher la planche aux billets et imprimer les drachmes dès le
lendemain du Grexit. Selon le journal grec Kathimerini, Varoufakis et son
groupe de travail avaient tout préparé pour lancer un
système de circulation monétaire sans passer par des banques.
Pour cela, il aurait notamment fait pirater les données de tous les
contribuables grecs qui se trouvaient sous le contrôle de la fameuse
troïka (UE, FMI et BCE).
C'est pour
réaliser ce scénario qu'Alexis Tsipras a lancé le
référendum. À l'époque, plusieurs commentateurs
pensaient que le « non » à l'austérité lors du
référendum était une sorte de chantage face aux exigences
des créanciers internationaux de la Grèce. Mais il suffit de se
souvenir de la réaction de ces créanciers aux résultats du
référendum pour comprendre que Tsipras, fine mouche, ne pouvait
guère espérer les faire plier. Le référendum
était nécessaire pour convaincre du Grexit le peuple grec qui,
malgré son rejet de l'austérité, restait majoritairement
attaché à l'euro. La logique était simple: les
créanciers ne se pliant pas à la volonté du peuple grec,
il ne restait plus au gouvernement d'autre issue que la sortie de l'euro.
Et là,
patatras, au soir du référendum, le Kremlin notifie Tsipras qu'il
ne recevra pas les dix milliards de dollars escomptés, ce qui provoque
la démission immédiate de Varoufakis. Sinon, comment expliquer
cette démission subite après la victoire du « non » que
Varoufakis appelait publiquement de ses vœux?
Pour pallier le manque de l'argent russe, les radicaux au sein de Syriza
décidèrent, quelques jours plus tard, d'organiser un putsch qui
prévoyait l'arrestation du directeur de la Banque nationale grecque et
l'occupation de l'imprimerie qui fabrique l'euro en Grèce afin de
réaliser un passage rapide à la drachme. Selon Handelsblatt, les
conjurés avaient l'intention de s'emparer des réserves de la BCE
qui étaient stockées dans la même imprimerie et représentaient
une somme de 10 milliards d'euros (les putschistes présumaient qu'il y
en avait plus: près de 22 milliards).
Cependant, ce
plan fomenté en premier lieu par Panayotis Lafazanis, ex-ministre grec
de l'Énergie, sembla trop radical même aux représentants de
l'aile gauche de Syriza. Au lieu d'un coup d'Etat, cette aile se limita
à voter contre le premier paquet de réformes le 15 juillet, ce
qui provoqua le limogeage de Lafazanis et de trois autres ministres. Chacun
connaît la suite.
Une question se
pose cependant. Pourquoi Vladimir Poutine a-t-il décidé au
dernier moment de ne pas octroyer ce prêt de 10 milliards de dollars
à la Grèce? Selon certains politologues, comme l'Ukrainien Vitali
Portnikov, le Kremlin n'avait tout simplement plus de ressources disponibles,
à cause de sa propre situation économique préoccupante.
Cette explication semble un peu trop simpliste. La Russie dispose encore
d'assez de réserves en devises et en or pour une opération qui
aurait pu porter un coup fatal à l'UE ou, au moins, provoquer son sérieux
affaiblissement. Il faut donc conclure que le régime russe,
contrairement à ses aspirations d'il y a un an seulement, ne veut plus
la perte de l'Europe.
D'autres indices
pointent dans la même direction. Alors que le Kremlin s'était
fortement appuyé sur les eurosceptiques, comme Marine Le Pen, il a
préféré inviter en Crimée, l'été
dernier, des députés français du camp des
Républicains. Des signaux forts furent probablement envoyés
à Nicolas Sarkozy pour que son entourage et lui-même se mobilisent
en soutien à la Russie. C'est ainsi qu'il faut expliquer la
création d'un groupe pro-russe au sein du Parlement européen par
Nadine Morano. Sarkozy, qui a réussi en son temps à apaiser
(très mal, d'ailleurs) la guerre russo-géorgienne, se voit peut-être
dans le rôle d'un futur grand homme politique qui pourrait apaiser les
relations entre la France, voire toute l'UE, et la Russie de Poutine.
À
l'époque soviétique, les « kremlinologues »
étaient toujours à l'affût de petits indices pour
comprendre ce qui se passait dans les hauts échelons du pouvoir
communiste, totalement opaques pour l'observateur extérieur. C'est ainsi
qu'on scrutait qui voisinait avec qui à la tribune du Mausolée
lors d'une parade militaire ou de l'enterrement d'une grande
personnalité. Le Kremlin d'aujourd'hui est tout aussi opaque qu'à
l'époque soviétique. Il ne serait donc pas illégitime de
chercher des indices, comme dans le bon vieux temps. Et voilà
qu'après trois années de quasi invisibilité pendant
lesquelles toutes les décisions étaient prises par Poutine,
Dmitri Medvedev, ex-président et actuel premier ministre, refait
subitement surface aux côtés de Poutine. Les deux hommes ont
passé ensemble les vacances d'août à Sotchi, ils ont
déjeuné ensemble, se sont promenés ensemble et sont
même allés à la salle de sport ensemble.
Le plus
étonnant, c'est que les photos officielles de ces retrouvailles
cordiales donnent l'avantage à Medvedev: cet homme de petite taille (il
mesure quelques centimètres de moins que Poutine) apparaît sur les
clichés comme étant en meilleure santé, plus musclé
et même plus grand que son mentor et chef. Ce n'est sûrement pas un
hasard. A l'époque où il était président, les
chancelleries occidentales ne juraient que par Medvedev: on soulignait à
loisir qu'il était plus jeune, plus dynamique, plus moderne, qu'il
aimait les nouvelles technologies, etc. N'y aurait-il pas un projet de remettre
Medvedev en selle - non pas pour effectuer un nouveau « roque », mais
pour le charger de s'investir dans le rétablissement de bonnes relations
avec l'Occident, à commencer par une levée, même partielle,
des sanctions?
Parallèlement,
le Kremlin a baissé d'un cran son ahurissante propagande
anti-occidentale. Si les États-Unis restent un ennemi affiché,
l'attitude vis-à-vis de l'Europe est devenue bien plus conciliante. On
le voit sur les plateaux des débats télévisés
où l'on peut subitement afficher une attitude pro-européenne, ce
qui était exclu il y a à peine quelques mois. Or, on sait bien
qu'il n'y a aucune liberté de la presse en Russie (à l'exception
de quelques petits médias de l'opposition): ce changement a
nécessairement été dicté par l'Administration
présidentielle.
Le Kremlin a
également fortement dilué sa rhétorique en faveur des
séparatistes du Donbass. Finis les projets de
« Novorossiïa », nom donné par Catherine la Grande
à une partie du sud-est de l'Ukraine actuelle que le Kremlin comptait
restituer à la Russie. Aujourd'hui, les républiques
autoproclamées du Donbass jouissent d'un soutien plutôt
limité, qui suffit tout juste à les préserver de
l'effondrement et à maintenir le statu quo actuel.
Le
déploiement des forces russes en Syrie sert le même objectif. Il
s'agit non seulement de sauver Bachar al-Assad, mais surtout d'inciter les
Occidentaux à s'allier avec Moscou pour combattre l'État
islamique, en conditionnant le soutien russe à l'action occidentale par
la levée des sanctions.
Il faut chercher la raison de ce tournant de la politique
étrangère de Poutine en premier lieu dans l'état
déplorable de l'économie russe: le PIB se contracte et continuera
de se contracter en 2016; le rouble poursuit sa chute libre au même
rythme que la chute des revenus tirés des hydrocarbures; les revenus
réels des citoyens ont baissé; les échanges commerciaux
ont baissé; les revenus des banques russes ont chuté de quinze
fois au premier semestre 2015 par rapport à la même période
de l'année dernière. Parallèlement, tous les alliés
traditionnels de la Russie éprouvent de grosses difficultés. Le
Venezuela et le Brésil sont dans une très mauvaise passe.
La Chine
traverse une crise économique et monétaire importante, et Poutine
ne peut espérer tirer le profit escompté du rapprochement avec ce
géant asiatique. Quant à l'Iran, dès qu'il pourra exporter
son pétrole et son gaz, au printemps 2016, ce pays deviendra pour Moscou
un concurrent plus qu'un allié. Enfin, d'énormes gisements de gaz
et de pétrole ont été découverts en
Méditerranée et en Égypte, sans parler de l'exploitation
du gaz de schiste aux États-Unis, facteur durable de la baisse des prix
des hydrocarbures dans le monde.
Et ce n'est pas
tout. La Cour d'arbitrage de La Haye a condamné la Russie à
verser près de 50 milliards de dollars de compensations aux actionnaires
de Youkos lésés par la saisie de cette société
pétrolière par l'État russe. L'affaire du Boeing malaisien
refera surface après la publication du rapport définitif par les
Pays-Bas -- un document qui, on le sait déjà, sera accablant pour
les séparatistes du Donbass et leurs protecteurs au Kremlin. Il est
certain que l'action intentée par les familles des 298 victimes sera
très conséquente. L'ex-banquier de Poutine, Serguei Pougatchev,
désormais citoyen français recherché par l'Interpol, a
l'intention d'intenter un procès à la Russie auprès de la
même cour de la Haye, en réclamant 12 milliards de dollars pour la
faillite de sa banque provoquée, selon lui, par les autorités,
exactement comme dans l'affaire de Youkos. De son côté, l'Ukraine
prépare des poursuites pour exiger une compensation de près de 50
milliards de dollars pour l'annexion de la Crimée et l'organisation de
l'insurrection armée dans le Donbass.
Le seul espoir
de Poutine d'éviter l'approfondissement de la crise en Russie est de se
rapprocher de nouveau de l'Europe pour sortir de l'isolement international et
obtenir la levée des sanctions. Mais l'Europe ne doit pas se bercer
d'illusions: le rêve impérial russe n'est pas du tout mort, il a
été simplement mis de côté en attendant une
conjoncture plus favorable. Malgré les sirènes de Vladimir
Poutine, l'Europe ne doit pas renouer avec la Russie tant que les accords de
Minsk ne seront pas intégralement respectés, ce qui suppose
notamment le contrôle des frontières entre les régions
rebelles et la Russie par l'armée ukrainienne; tant que la Russie ne
respectera pas les décisions de La Haye; tant qu'elle ne reconnaîtra
pas sa part de responsabilité dans la tragédie du Boeing
malaisien; tant qu'elle ne renoncera pas à son annexion de la
Crimée; tant qu'elle détiendra illégalement en prison les
citoyens ukrainiens Nadejda Savtchenko et Iouri Sentsov. Bref, Vladimir Poutine
doit d'abord apprendre à respecter les règles du jeu de la
communauté internationale.
http://www.huffingtonpost.fr/galia-ackerman/
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